21-03-2024
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Me plongeant sur la suite du Fil de l'Europe, je ne pensais pas trouver encore un raid à ski possible à l'Orient de la Croatie. Je cherchais d'abord du côté du Kosovo où nous avions déjà skié, mais le manque d'abris possibles et l'humeur incertaine de la neige, me poussèrent plus à l'Est. Les montagnes bulgares me rappelaient bien quelques anciennes lectures de jeunesse. La ligne de partage des eaux prend encore des libertés en suivant les crêtes du massif de Rila au sud de Sofia. Les cartes de montagne aléatoires et en cyrillique compliquaient l’investigation, mais je traçais une première ébauche d'itinéraire. J'échangeais ensuite avec quelques relais locaux potentiels. Lubomir, président du syndicat des accompagnateurs bulgares, tout d’abord un peu interloqué par l'idée, se prit au jeu. Quelques cabanes complétaient les rares refuges gardés et l'affaire semblait possible.
En ce mois de mars, nous sommes six copains, Suze, Denis, Claude, François, Monique et moi, au pied du massif du Rila pour réaliser un raid en traversée. Compte tenu des incertitudes, nous avons pris quelques jours supplémentaires pour pouvoir attendre des conditions satisfaisantes ou parcourir en extra, l’autre massif de la région, le Pirin. La météo balkanique inonde de soleil généreux la région, mais se rebiffe aussi en tempêtes violentes. Ici se côtoient la bise glaciale continentale et le vent chaud méditerranéen, des versants nord poudreux et des pentes sud transformées. Montagnes de contrastes, très alpines à l'ubac et tout en moutonnements infinis vers le sud. Il faut craindre tout autant les plaques à vent que les traversées sans fin en courbe de niveau, en pleine chaleur ou blizzard. Il y eut donc des avancées à tâtons dans le brouillard, entre GPS précis et cartes improbables. Mais aussi des arabesques de neige poudrant un ciel d'azur. Jour après jour, nous avons grapillé la montagne d’ouest en est.
Isolés parmi les ondoiements d'altitude au cœur du Parc National, soudain un grésillement d'abeilles précède l'arrivée d'une caravane de skidoo, pétaradants et carapaçonnés. On nous explique qu'il s'agit ici du seul secours possible, car il n’existe pas d’hélicoptère disponible. Nous comprenons vite que cette activité est illégale, mais permise. Au sein de l’Europe, la nature des Balkans est malheureusement plus anthropisée que sauvage. Étrangers, nous saluons d'un "dobar dan" poli, mal placés entre ces zombies modernes et les ours endormis.
Après une longue journée grisante, nous rejoignons avec questionnement l’hébergement suivant, ce jalon que j'avais cherché désespérément sur les cartes. Difficile de résumer nos poses nocturnes, faites d'accueils bienveillants dans des bicoques plus ou moins déglinguées ! Au final, ce fut très souvent de belles surprises : le gardien mi-finlandais, mi-bulgare, joueur de cornemuse du refuge Vazov, la cabane Kobilino Branishte et son poêle à bois improbable, le gite Granchar, abandonné et grand ouvert où Lubomir nous a rejoint inquiet, avec soupes, vin et bonne humeur. Même dans le Pirin, nous irons de découverte en surprise avec la maison Demyanica, tristounette, enfumée a l'accueil généreux du gardien, de son chien et de son chat, ou le refuge Vihren, les histoires, les bocaux de compotes et la bouteille d'Yvan, monté là pour nous accueillir.
Tout en haut du Musala, plus haut sommet des Balkans à près de 3000m, nous débouchons des longues pentes sud isolées encore émerveillés. Et là, retour brutal à la civilisation avec la massive station météo, les câbles rouillés et deux olibrius, torse nu, baskets et tatouage, hilares. Ainsi va le bout oriental des montagnes d'Europe ! Nous rejoignons les pistes de la station de Borovets, aux termes de notre traversée, enrichis de ce décalage unique que provoque la fréquentation des montagnes. Comment expliquer avec des mots le spleen du retour, après ces heures de froid, de vent violent, les angoisses pour trouver l'itinéraire parfait, jubilatoire et sans danger ? Comment raconter aux « autres » que la montagne peut suffire à remplir la vie d'un homme…
Nous poursuivrons ensuite vers le massif du Pirin, où d’autres envolées à ski nous attendent. Décrire la beauté de l’écrin de montagnes autour du refuge Tevno Ezero, où seuls au monde, nous ferons tinter les cloches. Encore des virages, des sommets, des cols, des choix pour chevaucher les montagnes. Le ciel outrenoir nous pousse enfin à éviter le mont Vihren, ultime sommet. Nous skions lentement vers des pistes aseptisées et un bel hôtel, signant notre retour sur terre. Plus à l'Est, l'Éden du Fil de l'Europe n'offre plus d'espace à la neige.
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