17-06-2022
Mont Blanc
D
Raph
1

Demandez à un enfant de vous dessiner une montagne, et vous obtiendrez très certainement un triangle aux proportions presque parfaites. L'ampleur du presque dépendra de ses capacité en psychomotricité (je sais bien que pour vous le petit Jean-Kevin est le plus intelligent de sa classe, mais il va peut-être falloir ouvrir les yeux.) Mais dans la réalité, la montagne nous offre des formes chaotiques, des lances de roches effritées formant au mieux le logo d'un groupe de métal ou des langues de glace dessinant des tests de rorschach de leur magma glacé. Mais aucune trace de triangle, de cube ou de polyèdre. Le géomètre est perdu.

Un choc me tire de ces pensées. La cabine vient d'atteindre sa destination et se range à quai au pays de l'oxygène rare, loin au-dessus de Chamonix. Nous avons réussi à prendre la benne de 7h15, pourtant la foule qui nous emporte dans les couloirs de l'Aiguille du midi est déjà constitué d'un panaché de touristes et d'alpinistes. On s'équipe dans une flaque, et on se prépare à fuir le monde par l'arête effilée qui nous mènera à la vallée blanche. Nous sommes à la recherche d'une pyramide, pas de celles qui illustrent les livres d'Histoire, plutôt le genre qui occupe modestement la page 48 d'un obscur topo, oubliée entre la mythique page 19 "Aiguille du midi, voie Rébuffat" et l'incroyable page 69 "Grand capucin, voyage selon Gulliver". Il s'agit de la "Pyramide du Tacul, arête E / voie Ottoz".

Malgré la canicule, le glacier est encore bien bouché et on ne brasse pas trop, à condition de suivre le sentier formé par des milliers de foulées. Il fait déjà bien chaud et les premières suées arrivent rapidement. On descend la vallée blanche, on laisse à notre droite le mont blanc du Tacul, on dépasse les pointes Lachenal, et alors qu'on s'apprête à remonter dans la combe maudite au pied de la pointe Adolphe Rey, il faut prendre à droite toute et longer une rimaye chaotique. C'est ici, la pyramide du Tacul. Belle déception de prime abord : la forme est quelconque, et si les proportions sont généreuses, nous sommes entouré de tant de géants que notre objectif manque de grandiose. Surement pour ça qu'on l'avait oublié cette page 48.

Au-dessus de nous, deux cordées déjà bien avancées dans la face. Une autre cordée nous rejoint à l'attaque. Le regard est méfiant, finalement ils cherchent une autre voie que la nôtre (ah bon, il y a d'autres itinéraires dans cette face ?). On s'installe sur une petite marche surplombant une rimaye. La crainte est grande d'y laisser échapper un friend comme nos illustres prédécesseurs, mais avec milles précautions on parvient à s'équiper sans rien laisser s'échapper. En montagne, le temps peu très vite changer : nous étions heureux d'être tranquille, voilà qu'en quelques minutes un car entier se déverse à l'attaque. Des Italiens, des Anglais, des Suisses, quelques Français aussi. ça débat, ça chante, ça piaille. Au GAUL on aime le cosmopolitisme ... sauf quand les cosmopolitains viennent nous voler notre ligne ! Alors ni une ni deux, assez perdu de temps, on s'élance dans la face.

L'entrée en matière est assez tranquille. Une vire sableuse, quelque pas qui grimpent, un zeste de lichen et de fleurs des cimes, et surtout un granit parfait comme Cham' sait nous en produire. On rejoint rapidement l'arête, avant de basculer au-dessus du versant Nord/Est. On vole entre d'immenses laminoirs, passant d'une étroiture à une autre dans un ballet qu'on aimerait imaginer gracieux. Nous progressons rapidement en corde tendue, malgré quelques à-coups occasionnés par le tirage qui nous arrache nos premiers jurons. La grimpe est très agréable, jamais difficile bien que plutôt soutenue dans son niveau. Le profil est assez dalleux, mais avec beaucoup de fissures franches et de dièdres marqués. Quand on s'y prend bien, ça passe tout seul, quand on s'y prend mal, on se retrouve vite à tirer sur les bras. De nombreuses plateforme et marches permettent cependant de reprendre ses esprits. On passe le premier crux sans s'en rendre compte, dommage on aurait bien aimé voir où ont tant galérés les illustres Gaulois (désolé les gars, ça s'était gratuit). A leur décharge, ça passe à peu près partout et il est possible que nous ne soyons pas passé au même endroit.

Occupant la majorité de la face, on lorgne sur un magnifique dièdre, immense et très lisse, où de longues fissures verticales semblent former les seules faiblesses. Un sacré cran au-dessus de la difficulté de notre voie, qui se contente de longer cette muraille par un cheminement évident. Nous tirons notre première longueur dans un ressaut déversant, bien que celui-ci s'avère finalement assez facile et équipé de plusieurs pitons. Au-dessus de celui-ci, une immense plateforme à bivouac. A notre grande satisfaction, notre rythme nous permet de garder une belle avance sur nos poursuivants. Il faut dire qu'à l'exception de ce petit ressaut, nous avons tout fait corde tendue. Seule une sympathique cordée Toulousaine progresse parallèlement à nous, à la recherche d'une voie Salluard. Ce n’est pas sur le sommet d'à côté ? Déso.

L'arrivée n'est plus très loin, mais il nous faut encore franchir une dernière difficulté : deux fissures parallèles, l'une franche mais fine, l'autre large mais branlantes. ça semble difficile, et ça l'est. Rapidement une ligne de pitons nous indique la porte de sortie sur le côté, qui nous permet de basculer sur le versant nord dans une belle dalle lisse surplombant le vide. un petit pas "serrage de fesses" avec pas grand-chose dans les mains, et ne reste plus qu'une successions de ressauts faciles. Voyant le sommet approcher et ne voulant pas y arriver second, je fait tout mon possible pour prolonger ma longueur et ne pas laisser le lead à Raph. Mais le sommet s'éloigne au fur et à mesure que j'avance vers lui, au même rythme que mon baudrier s'allège de sa quincaillerie. Les derniers mètres ressemblent à une brocante, avec des sangles bricolées et des coincements exotiques, mais me voici arrivé là-haut, seul. Et devant moi, une petite merveille de géologie. La voici, la forme parfaite des rêves d'enfants. La pyramide, ce n'était pas la montagne, c'était sa cime. Voici le secret bien gardé de ce petit coin de vallée blanche.

Pour la descente, c'est une autre affaire. Beaucoup de CR mentionnent une expérience calamiteuse dans les rappels, des coincements à n'en plus finir et un retour à la frontale. Alors autant dire qu'en jetant la corde, j'ai le cul qui danse des claquettes. D'autant que Raph tente le sort en s'exclamant : "je n’ai jamais coincé de rappels, je ne vais pas commencer aujourd’hui !". Et devinez quoi ? On arrive en bas sans coincement, par un itinéraire que je qualifierais d'audacieux. Les coins à champignons ça ne se partage pas, mais pour vous je vais vous faire une fleur. De l'antécime, le relais final possède deux maillons : un au-dessus de la voie, l'autre qui file côté sud. On file côté sud, un beau rappel de 50m plein gaz qui dépose sur une vire à bicyclettes. De là, ne pas descendre plus bas mais traverser jusqu'à revenir quasiment à la voie. La vire disparait, il faut remonter 5 mètres dans une dalle cannelée pour trouver un relais moderne. De là, reprendre les rappels et s'engager dans le magnifique dièdre. Enchainer les rappels, souvent 50m mais ne pas hésiter à fractionner sur un des nombreux relais bricolé (gare, tous ne sont pas en bon état). Se déposer pile poil sur les sacs au pied de la voie, l'esprit léger. Ne pas hésiter à se moquer des cordées suivantes qui partent en pèlerinage loin sur le côté de la face, en rappel dans un itinéraire que je qualifierais de calamiteux. On ne les reverra pas.

Le retour au Cosmique est, comme souvent, une torture. La remontée sur ce long faux plat sous un cagnard assommant suce nos dernières forces, et nous force à de nombreuses pauses à genoux, la face contre la neige. Plus on avance et moins on va vite, plus on ralenti et moins on se sent bien. Heureusement qu'on dort au refuge et qu'il ne faut pas attraper la dernière benne. Tu le sens le petit mal des montagnes qui arrive ? La soirée sera courte, et je préfère vous épargner la description de mes nombreuses aller et venues à vider le contenu de mon estomac. Concluons plutôt. Cette voie est une petite pépite, hautement recommandable. Ce n'est pas trop difficile mais ça grimpe quand même, ça protège bien tout du long, et ça se déroule sur un rocher irréprochable et dans un coin magnifique. Bref, la définition de "l'escalade plaisir". Et une superbe pyramide à découvrir en guise de récompense. La perfection géométrique se cachait donc au cœur de la page 48.