19-02-2022
Queyras - Alpes Cozie N
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Quel temps plus idéal qu’une vague de chaleur pour se remémorer des jours plus frais ? Quel jour plus propice à la rédaction d’un CR en retard qu’un dimanche oisif ?

  Les skis rangés ce matin, les peaux stockées jusqu’au retour des jours plus frais, mon esprit vagabonde et me ramène à cet inquiétant week-end passé dans le Queyras en compagnie de Xavier. Si les températures étaient alors plus fraîches, les versants sud étaient eux bien secs. Nous venions de parcourir les formes du Chaos et étions désireux de trouver un spot un peu moins fréquenté pour piocher.

  En rentrant à l’hôtel le vendredi soir, Xavier dégaine son topo chelou, qui ressemble plus à une compilation de private jokes des ouvreurs du coin, et me propose la Cascade de Bois Noir. Si les quelques longueurs en 3+ semblent alléchantes, je ne peux ignorer la note de bas de page en italique, mettant en garde les alpinistes étrangers à la région quant aux régulières disparitions dans cette vallée reculée. A l’accueil, la patronne blêmit à l’annonce de notre objectif du jour, et nous recommande de progresser dans la plus grande des vigilances. Elle ferme le guichet sur ces quelques mots, nous laissant seuls dans le hall avec une créature empaillée, à la posture prédatrice, tout droit sortie d’un autre temps. Un temps où l’homme ne régnait pas en maître sur son environnement.

  Circonspects mais déterminés, nous quittons Guillestre au petit matin, et laissons la voiture juste derrière Ceillac. Personne sur le parking. Un bref regard autour de nous me permet de distinguer un vieux derrière un rideau, qui scrutait notre arrivée. Ça fait toujours mystérieux un vieux. Sans un autre bruit que le vacarme de nos chaussures sur le goudron, nous marchons une bonne demi-heure avec de pouvoir chausser, et suivons la route jusqu’au Villard, dernier bastion humain dans cette vallée désolée. La dense forêt rive gauche surveille notre approche, et mille yeux épient notre progression pour remonter à ski le long du sentier forestier, plus de deux heures durant. Si nous sommes rassurés par la présence de la rivière entre elle et nous, nous croisons rive droite plusieurs statues de pierre. Sûrement dressées par les derniers hommes passés en ce lieu, à l’effigie des dieux païens qu’ils priaient pour les protéger de la menace de la vallée de Bois Noir.

  Arrivés au point 2055, plus le choix, il faut traverser rive gauche. Xavier hésite, puis s’avance. Les rares bruits d’oiseaux qui avaient pu accompagner notre progression s’arrêtent net. Nous gagnons le pied de la cascade dans un silence étourdissant, sur une croupe nécessitant quelques Z, en parallèle du couloir d’avalanche à l’aplomb de notre objectif. Si au premier abord la longueur initiale semblait en glace blanche, très aérée, une fois dessus il n’en est rien, et lancé comme à son habitude, Xavier usurpe le premier relai et s’arrête 20m au-dessus, en corde tendue. Je poursuis sur une quarantaine de mètres avant de laisser repasser mon camarade, qui s’autorise une déviation par rapport au topo pour une longueur alternative dans du 4. Je continue sur soixante mètres, avant de faire relai 20m sous l’arbre sommital marquant le début des rappels, à court de broches. Si la grimpe est dans un niveau modeste, elle n’en demeure pas moins soutenue, et toutes les longueurs sont d’intérêt. Xavier termine sur cette cinquième et brève longueur et nous nous autorisons un regard vers le bas. Il est bientôt 16h et les ombres s’allongent dans la vallée, au sein desquelles des formes inconnues se meuvent. Il nous faut regagner sans tarder le village, avant que la nuit nous prenne au piège dans cette combe. Cinq rappels nous ramènent au pied de la voie, et nous chaussons sans tarder nos skis. Pensant entendre battre mon propre cœur, je croise le regard de Xavier qui lui aussi prête l’oreille. Des tambours résonnent dans les profondeurs de la vallée. Le bruit de nos piolets et nos broches a dû éveiller quelques créatures qui ne voient pas d’un bon œil la présence de l’homme sur leur territoire. Alors que les ultimes rayons du soleil s’évanouissent au sommet des crêtes, ils découpent les silhouettes de centaines de marmottes qui s’élancent dans les pentes de Bois Noir à notre rencontre.

  Nous nous élançons sur le sentier qui longe le Cristillan. La pente est suffisante pour nous permettre d’avancer, mais nous redoutons de ne pas être assez rapides. Nos skis filent dans nos traces de ce matin. Les spatules claquent, et il nous faut rester vigilants pour ne pas chuter et être rattrapés. Du flanc ouest de la vallée, ces hordes sauvages descendent vers nous. Elles nous réservent probablement le même sort funeste qu’aux précédents intrus qui s’étaient aventurés aussi loin. Je me retourne et voit Xavier qui, en dépit de toute sa concentration, commet une faute de carre et perd l’équilibre. Derrière la ligne d’arbre qui borde la clairière où il a chuté, des centaines de paires d’yeux brillants se rapprochent. Il jure, se remet sur pied, et nous détalons. Talonnés par les bêtes, nous passons en trombe le dernier pont après le Villard et nous autorisons un regard par-dessus notre épaule : les créatures se sont arrêtées, à l’orée de leur monde, à la limite qui les sépare de notre civilisation. Elles font alors demi-tour et disparaissent entre les épais ramages des sapins.

  Xavier et moi rentrons sur Ceillac nous abriter dans l’auberge la plus proche et y partager un repas chaud, à l’abri de ses murs en pierre. Si nous vous conseillons cette belle cascade, aux 200 mètres homogènes, restez sur vos gardes et n’attendez pas que tombe la nuit sur ce vallon reculé.