04-07-2023
Valais
2900
3293
D
0

"J'ai appelé le bureau des guides, ils ne connaissent pas cette course..."

C'est peut-être à ce moment-là que j'aurais dû fuir. Quitter cette yourte posée à 3000 m sur des moraines instables. Abandonner Emeric et son topo des années 80 exhumé des archives, que même les guides de la vallée ont oublié.

Ou bien peut-être était-il déjà trop tard à ce moment-là. Peut-être aurais-je dû suivre Barbara et Sylvie lorsqu’elles sont redescendues vers le camping, me laissant seul avec Émeric et ses projets d’aventures. Seul face à ce paysage en nuances de noirs, de gris et de blancs, ce vieux glacier jadis majestueux, ce pic sans nom coincé entre l’imposant Mont Collon et l’Évêque accompagné de sa Mitre.

Mais je suis resté, de mon plein gré, conscient des incertitudes planant sur notre entreprise, susceptibles de transformer une belle communion avec la montagne en une débâcle pénible voire douloureuse. Et pendant toute une journée, nous avons eu le temps de l’observer longuement, ce pic sans nom que le topo désigne pourtant comme « l’écho du Collon », tentant de déchiffrer sa paroi à la lumière du seul court descriptif dont nous disposons, échafaudant des hypothèses et discutant des alternatives.

Et le lendemain, au petit matin, nous sommes descendus de notre perchoir à la recherche du "dièdre gris caractéristique" censé marquer le début de la voie. Nous le trouvons après une courte traversée du glacier, suivie d’une escalade pénible dans les pentes raides de la moraine. Nous en trouvons même deux, côte à côte, qui semblent monter parallèlement vers le centre de la face. Émeric choisit celui de gauche, qui paraît légèrement plus accessible, et disparaît rapidement de ma vue. Quelques minutes plus tard, un cri me parvient : "cailloux !". Je les vois arriver, rebondissant de blocs en blocs, et je m'écarte un peu plus de leur trajectoire, mais un rebond inattendu en dévie un dans ma direction, et je suis touché au coccyx. L’impact n’est pas trop violent mais sert d’avertissement.

Je rejoins Emeric sur une plateforme confortable, où il m'informe que nous ne sommes pas dans la voie et que nous aurions certainement dû emprunter le dièdre de droite. Il ne semble cependant pas très inquiet et projette de rejoindre la voie, qu'il suppose au-dessus de nous, par une longueur un peu plus verticale. Et le voilà de nouveau hors de ma vue. Méfiant, je me décale de l’axe de la corde et me plaque contre la paroi. Bien que relativement à l’abri, je ne peux m’empêcher de trembler lorsqu’une nouvelle salve de cailloux heurte violemment la plateforme. Un peu fébrile, j'essaie de m'aplatir le plus possible contre le rocher, sous un petit surplomb. C'est alors qu’un autre caillou, plus petit, passe en sifflant près de moi et s'écrase à mes pieds avec un bruit sec comme une détonation, beaucoup plus menaçant que le fracas des ses prédécesseurs. Un peu inquiet, j’encourage mentalement Emeric à me sortir rapidement de là. Mais la corde, qui a d’abord filé rapidement entre mes doigts, est maintenant immobile et de longues minutes s’écouleront avant qu’elle ne reparte avec quelques hoquets. Enfin, le signal du départ me parvient et je commence à grimper.

Au début l’escalade est facile, bien qu’il ne soit pas toujours évident (pour moi) de trouver le meilleur cheminement. Émeric ayant placé peu de points, la corde ne me fournit que peu d’indications, voire a tendance à me tirer dans la mauvaise direction. Puis la paroi se redresse peu à peu et ma progression ralentit… jusqu’à ce je me trouve face à un dièdre bouché, où mon compagnon a posé trois coinceurs sur deux mètres. Le passage se révèle en effet relativement acrobatique, surtout en grosses, mais (r)assuré par la corde bien tendue je ne me pose pas trop de questions et rejoins assez rapidement le relais.

La suite semble plus simple, mais nous ne sommes toujours pas dans la voie et Émeric envisage de faire demi-tour si nous ne l’avons toujours pas trouvée à la fin de la prochaine longueur. Il franchit aisément une dalle bien fracturée, zig-zague un peu dans du terrain à chamois puis installe un relais et me crie deux bonnes nouvelles : non seulement il est inutile de sortir les chaussons pour cette longueur facile, mais nous avons en plus rejoint sans doute possible la voie décrite par le topo !

Bien soulagé d’échapper à une série de rappels hasardeux dans ce terrain délité, je regarde Emeric s’élancer dans le « dièdre jaune » … puis buter sur le premier pas. Les prises ne sont pas franches, le coinceur difficile à placer. Son bras droit, très sollicité, s’ankylose peu à peu et je sens le désespoir poindre au fur et à mesure des tentatives infructueuses. Mais le mental finira par l’emporter et le voilà dans une courte dalle bien exposée, qu’il franchit en grognant un peu. La longueur suivante dans le dièdre est plus facile, à condition d’être suffisamment optimiste (ou inconscient) pour tirer de tout son poids sur des écailles à la fiabilité douteuse. J’y laisse tout de même un câblé, seul équipement que d’improbables répétiteurs trouveraient dans cette voie oubliée.

Nous voici enfin sur le fil de l’arête, après avoir contourné la majorité de la partie grimpante de la voie en « bon, voire même excellent rocher ». De fait, nous évoluons désormais sur un terrain facile mais uniquement constitué de rochers empilés les uns sur les autres de la manière la plus aléatoire et la plus précaire possible. Les « 5 à 6 longueurs » sont malgré tout assez rapidement parcourues en corde tendue et nous atteignons le sommet aux environs de midi. Nous sommes seuls au monde, perchés sur un tas de cailloux instable, au milieu de la vallée glaciaire la plus sauvage que j’aie connue dans ma courte carrière d’alpiniste. Le glacier de la Mitre, étendue désolée de neige grise, de dalles luisantes et de glace craquelée, est surplombé par les innombrables piliers du Mont Collon, mastodonte intimidant. Au sud, les nuages bas projettent leur ombre mouvante sur de vaste à-plats de noir et de blanc. Paysage grandiose et sinistre, où seules de fugaces éclaircies apportent une touche de couleur éphémère.

Plongés dans notre contemplation, et dans l’appréhension de la descente, nous ne pensons même pas à expérimenter le fameux écho, d’où le sommet tire son nom. Mais la montagne s’en charge pour nous : tandis que nous replions nos sacs après un pique-nique frugal, un grand fracas nous enveloppe, puis s’étire longtemps sur les cimes. Ce sont quelques blocs de glace et de roche qui se sont détachés de la Mitre puis ont dévalé la pente de neige que nous devrons traverser plus tard. Le spectacle est impressionnant, mais la trajectoire des blocs sur le glacier nous informe qu’en passant suffisamment bas nous devrions être à l’abri. Nous sentons tout de même qu’il serait préférable de ne pas trop traîner dans le coin. Le topo conseille de désescalader un couloir schisteux depuis le sommet mais après un rapide coup d’œil sur le versant nord que nous devons emprunter, nous décidons de plutôt poser un rappel. Émeric sélectionne soigneusement un énorme bloc qu’il entoure d’une cordelette de six ou sept mètres. Comme tous ses voisins, ce bloc est simplement posé sur d’autres blocs, sans cohésion. Nous espérons simplement qu’il sera suffisamment gros pour supporter notre poids.

La descente se déroule sans encombre – mis à part un petit aller-retour d’Emeric pour aller décoincer la corde que j’ai négligemment coincée – mais arrivés au bout du rappel les perspectives de désescalade ne sont pas meilleures qu’au sommet. Tout fuit sous nos pieds, rien ne tient. Une courte tentative sur l’arête, que l’on espère naïvement moins déstructurée, finira de nous convaincre d’abandonner notre dernier brin de cordelette sur un bloc pour un rappel jusqu’au glacier. L’ancrage est encore moins stable et moins gros que le précédent mais il tient bon.

Le glacier de la Mitre, aussi tourmenté soit-il, nous semble un terrain rassurant et sans surprise en comparaison du chaos instable que nous venons de quitter. Cheminant hors de portée des canonnades du Collon, nous le descendons jusqu’au haut glacier d’Arolla – du moins ce qu’il en reste. Puis c’est le long retour en direction de la station, sur des reliques de glace noire mêlée de cailloux. Seules les dimensions himalayennes de la vallée austère qu’il a façonnée témoignent de la puissance révolue de ce monstre de glace, qui trois jours auparavant avait pourtant bien failli engloutir Sylvie à tout jamais…

Mais c’est une autre histoire…